Some like it cold

3 mai 2020

 

La dernière fois que j’ai vu Félicia, je venais de lui arracher la tête et d’abandonner son corps dans une casse du New Jersey (1). La retrouver ici, des années plus tard, en surprendrait plus d’un. Mais frayer avec le surnaturel est mon quotidien, et nous nous trouvons dans le cabinet de travail de Dieu le Père, dès lors, tout est possible.

Y compris retrouver mes victimes à l’état de zombie.

Car oui, Félicia est devenue une des nôtres.

Une immonde cicatrice purulente lui court autour du cou, à l’endroit où on lui a recollé la tête. Ses longs cheveux blancs sont désormais gris terne, ses formes généreuses d’héroïne sexy de comics sont devenues flasques, et ses joues émaciées sont tendues sur des dents gâtées.

Voici enfin mon ange et ma passion semblable à une ordure, à une horrible infection.

Je devrais éprouver des remords. C’est à cause de moi que Félicia est devenue ce monstre décharné, ce zombie dont la hideur est une insulte à sa beauté passée.

Et pourtant, je n’éprouve aucune honte. Juste une colère larvée.

— Pourquoi elle ? murmuré-je à Yahvé. Pourquoi, parmi les milliards de tes sujets, l’avoir ramenée, elle ?

Il s’amuse comme un petit fou, tirant sur son barreau de chaise et soufflant des triangles de fumée (oui, c’est Dieu…).

— D’abord parce que Félicia était l’un de mes meilleurs soldats de son vivant. Une combattante émérite, une agente d’élite, rompue à toutes les techniques de combat. Et je suis sûr que même à l’état de revenante, elle a gardé ses aptitudes, précieuses dans les missions qui vous attendent.

Je ne peux pas lui donner tort. Lors de notre première confrontation, j’étais un zombie frais émoulu, et elle était à la tête de l’armée secrète du Vatican. Notre relation avait commencé sur les chapeaux de roue de corbillard : elle m’avait épinglé au mur comme un putain de papillon, et en retour, je lui avais arraché les cordes vocales.

Torride…

— Ensuite, poursuit Yahvé, je me suis dit que si tu hésitais encore à accepter la mission que je te proposais, la présence de Félicia ferait pencher la balance. Je me trompe ?

Empaffé, va ! Genre tu as des doutes sur la nature de mes sentiments pour elle. Je la contemple, étoile de mes yeux, soleil de ma nature, silhouette étique dans sa combinaison blanche qui ressemble désormais à un linceul. Je lui devine ses chairs putréfiées, et son ventre où doit grouiller une immonde vermine.

Et j’en attrape un tricotin de cheval.

Éros et Thanatos, bordel ! Vivante, je n’aspirais qu’à la bouffer, lui déchiqueter les muscles, me goinfrer de son sang chaud et de ses viscères luisants, pénétrer ses plaies, me vider dans ses béances. Morte, squelettique et vacillante, je la trouve sublime, et aimerais la garder dans sa maigreur jusqu’à la fin des temps.

Alors, je m’approche d’elle et lui tends la main.

— Je ne te demanderai pas pardon, Félicia, car à mes yeux, tu es désormais d’une laideur magnifique, j’espère juste que maintenant que tu es passée de l’autre côté, tu me comprendras enfin.

Elle regarde ma main tendue et ses yeux ne manifestent rien qu’une absence totale de sentiments. Yahvé l’a-t-il ramenée des morts muette ? Comprend-elle seulement ce que je lui dis ? Zombie inanimée, a-t-elle une âme ?

Yahvé tape dans ses mains pour casser l’ambiance spleenesque et revenir à ses moutons.

— Bon, c’est pas tout ça, Orcus, mais tu fais quoi ? Tu prends la tête de cette équipe de zombies doubles, ou j’efface cette conversation de ta mémoire et je te renvoie te faire empapaouter par Wilson en fournissant la vaseline ?

J’observe ceux qui pourraient devenir mes camarades d’aventures, et m’attarde encore sur Félicia. Les mortelles disent souvent qu’elles ont des papillons dans le ventre, pour exprimer joliment qu’elles ont envie de se prendre un petit coup dans le cornet.

Eh bien à regarder Félicia, je peux te dire que ça grouille méchamment dans mon calbuth. Bon, OK, les asticots y sont pour quelque chose, mais pas que.

Et puis il y a cette promesse de miracle divin, qui me taraude depuis que Yahvé me l’a fait miroiter. Et si je pouvais…

— C’est d’accord, tranché-je.

— Yes ! exulte le Tout-Puissant. Allez, on fête ça !

Il claque des doigts, et aussitôt apparaît une boutanche de champagne blanc de blancs Jacques Selosse grand cru 2007.

Il contemple la bouteille avec les yeux de l’amour, fait péter le bouchon et tutte de grandes lampées à même le goulot.

Puis il lâche un rot de magnitude 9 sur l’échelle de Schweyer et se frotte le bide.

— Ah, encore un que les bouddhistes n’auront pas ! Bon, Orcus, mon petit père, maintenant que la question de l’équipe est réglée, fixons les contours de ta première mission : neutraliser le GODE.

— Et comment je suis censé faire ? Il ne me reste qu’une page.

— Ah oui, merde.

Il se gratte la tête, s’envoie une nouvelle rasade de roteuse derrière la cravate, puis tranche :

— Tu sais quoi, on va arrêter cette histoire maintenant. Après tout, ça nous a pris un mois, tu as résolu le coup du pangolin, donc l’arc narratif initial est bouclé. Limite, ça pourrait nous faire une saison complète, avec juste ce qu’il faut d’ouverture pour une deuxième.

— Attends, tu veux que je refasse un nouveau roman-feuilleton ? Mais les gens vont se lasser, non ? Et puis tu as prévu quoi, pour ça, une deuxième vague de Covid ?

Il me lâche un clin d’œil.

— Ne me tente pas, Orcus, j’en serais capable… Non, pas un roman-feuilleton, mais un vrai roman, comme ton premier. Après tout, tu as tous les ingrédients pour une aventure entière : des méchants à trouver, une nouvelle équipe à tes côtés, une histoire d’amour contrariée, plein de rebondissements envisageables avec mon personnage et celui de Wilson… Et puis cette fois, tu me vires tous ces apartés et cette mise en abyme permanente de l’écrivain en train de se mettre en scène, ça n’a qu’un temps, ça. Du premier degré, de la baston, du sang, de l’humour noir charbon, et ton putain de style, mec. Non, franchement, je serais toi, je ferais ça : je ressors Manhattan Carnage et dans la foulée, je publie ce roman-feuilleton en supplément pour faire patienter pendant que tu écris un nouveau tome inédit.

Merde, je suis sur le point de signer un contrat avec Dieu le Père comme agent littéraire, dites donc. D’ailleurs, il semble prendre son nouveau rôle très au sérieux, et s’excite comme un petit fou :

— Accroche-toi bien et ouvre grand tes étagères à mégots : tu sors carrément la collection « Orcus Morrigan ». Manhattan Carnage, tome 1, ce roman-feuilleton, tome 1,5 et celui à venir, tome 2. Ysaline Fearfaol l’a bien fait avec ses loups-garous sans slips, alors pourquoi pas toi ?

Vous savez qu’il est loin d’être con, l’apôtre ? D’un point de vue marketing, son plan est imparable.

— Et le cas échéant, demandé-je, tu crois que tu pourrais faire revenir le zombie de Léonard de Vinci, pour le prochain tome ?

— Celui qui était déjà dans le premier ? Je peux, oui. Pourquoi ?

— Pour le titre. J’avais pensé au Da Vinci GODE.

Un ornithorynque passe (oui, écrire qu’un ange passe, vu l’endroit, ça n’aurait rien d’exceptionnel).

— Tu sais quoi ? On va garder celui qui était prévu initialement, Certains l’aiment froid. Après tout, tu avais teasé comme un porc là-dessus, ce serait dommage de ne pas tenir tes engagements. Et pour ça, je vous renvoie tout de suite en enfer, afin de…

— Un instant !

Jusqu’ici, mes nouveaux acolytes étaient restés muets, assistant à notre discussion contractuelle. Mais Tokū se décide à intervenir.

— Si j’ai bien compris votre délire, là, on va resigner pour au moins une nouvelle histoire ? Bon, moi je veux bien, mais vous croyez vraiment que je vais vous être d’une quelconque utilité, réduit à l’état de tête ? M’sieur Yahvé, vous pourriez pas faire un petit geste, que je retrouve mes facultés ?

Dieu me regarde, et je plussoie, comme disent les nœuds volants qui n’ont comme vocabulaire que celui qu’on leur impose :

— Tokū a raison : Lee Harvey Oswald est un tireur d’élite, Félicia une combattante aguerrie, Mata Hari une redoutable et séduisante espionne, et moi, la crème de la crème de l’élite zombie. Alors tant qu’à garder Tokū dans l’équipe, autant qu’il ait ses spécificités et son rôle à jouer.

Il se frotte le menton en dévisageant Tokū, qui tente de l’amadouer en lui faisant son Chat Potté, mais avec ses yeux bridés, fume !

— OK, concède Yahvé. Qu’il en soit ainsi.

Il claque des doigts, et pouf ! la tête de Tokū se retrouve enveloppée d’un épais nuage.

Quand ce dernier se dissipe, mon ami se tient à nouveau devant nous, droit dans ses bottes. Mais c’était sans compter que Dieu le Père a toujours été un petit farceur.
Je porte la main à la bouche et m’exclame :

— Oh putain !

 

 

(1) Si vraiment vous n’avez pas encore lu Manhattan Carnage, je vous fais un ultime rappel : les lieutenants de Wilson sont des zombies, mais Dieu, en revanche, ne peut se permettre de ressusciter les morts à tour de bras. Dès lors, ses soldats sont des mortels, recrutés par ses agences sur Terre : le Vatican, l’Opus Dei, la loge P2 et la Compagnie créole. Félicia était un de leurs meilleurs agents, jusqu’à sa rencontre avec Orcus Morrigan, qui lui a fait perdre la tête.