Moi j’veux jouer de l’hélicon !

18 avril 2020

— Tu me le paieras un jour, Orcus. Je ne sais pas encore quand ni comment, mais tu me le paieras !

— La ferme, Tokū ! Ce n’est pas le moment de se faire repérer…

Je l’entends bougonner dans mon dos, mais il consent à taire ses imprécations.

Après que je lui ai coupé sa dernière jambe, mon pote s’est retrouvé réduit à un tronc surmonté de sa tête. Je vous passe les noms d’oiseaux dont il m’a agoni, il me faudrait une encyclopédie ornithologique pour les recenser.

Puis il a eu besoin de reprendre son souffle avant une nouvelle bordée d’insultes, dans lesquelles il était question d’amours contre nature que ma mère, mes grands-mères et mes arrière-grands-mères auraient vécues avec des ânes, des chameaux, des chacals et des dirigeants du Modem.

Pendant ce temps, j’ai enlevé mes vêtements, trop occidentaux, pour revêtir des hardes extrême-orientales. Certes, mon gabarit de déménageur du Bronx me fait toujours ressortir du lot, mais ainsi attifé, et avec ma gueule trouée, je peux passer pour l’un des sbires du grand Coësre.

Puis, sourds aux récriminations de Tokū, nous avons allongé ce dernier sur un drap crasseux, que nous avons replié autour de ses moignons, et rabattu sur sa tête. Nous l’avons ensuite collé, ainsi emmailloté, sur mon dos, et avons noué les extrémités du drap par-devant moi.

L’illusion est presque parfaite ! Ainsi déguisés, nous ressemblons à un papa chinois qui fait son marché avec son petit dans le dos. Certes, un bébé avec une grosse tête et un langage fleuri, mais un bébé quand même. La situation est tellement cocasse qu’en dépit de ma prudence, je ne peux m’empêcher de taquiner Tokū :

— Et si tu es sage, mon petit, je te donnerai le sein en rentrant. Mais à la condition que tu sois tout moignon.

— Je t’encule, Morrigan ! Avise-toi de me mettre quoi que ce soit dans la bouche, même ta bite pourrie, et je te jure que je te l’arrache et en fais de la bouillie.

— Bon, reviens-je à mes moutons, gardons l’œil ouvert, ça ne bouge pas trop pour le moment.

Après que nous sommes tombés d’accord avec le grand Coësre sur les termes de notre collaboration, il nous a semblé évident que le seul contact avec le GODE était le vendeur de viande de pangolin, et qu’il fallait lui faire cracher le morceau.

Albator a envoyé trois de ses gars le chercher derrière son étal, et nous nous sommes isolés dans une cave poisseuse pour un échange cordial.

Après plusieurs beignes qui lui ont réduit le nez en tartare et déchaussé les molaires, Fleur de Lotus continuait de battre à Shanghai (le type n’ayant jamais entendu parler de la ville de Niort, j’adapte mes expressions aux autochtones) : il jurait ses grands dieux qu’il ne savait pas de quoi on parlait, que son pangolin était de first quality, et qu’il n’était qu’un honnête commerçant.

N’étant qu’invité, j’ai laissé le grand Coësre et ses boys poursuivre leur interrogatoire. Après tout, les tortures sophistiquées, ça les connaît. Sévices made in China.

Ils lui ont brûlé les tétons, arraché les ongles, sectionné une oreille ou deux, infligé le supplice de la goutte d’eau, introduit un rat dans le rectum, ébouillanté les pieds à l’eau froide, l’ont obligé à écouter en boucle l’album de Jul, mais le type, à l’article de la mort, ne lâchait rien.

Finalement, ça m’a gonflé, et j’ai demandé au grand Duduche :

— Vous permettez que j’essaie ?

— Mais je vous en prie, vous êtes mon invité. Avez-vous besoin d’ustensiles ? Tenailles, batterie électrique, tisonnier, scie, perceuse ?

— Juste d’un couteau à éplucher.

Il a d’abord paru surpris, puis a demandé à un de ses lascars d’aller me chercher un économe. Nanti de mon ustensile de cuisine, je me suis approché du vendeur, dont le corps avachi n’était plus qu’une loque sanguinolente.

— Vous voyez, ai-je expliqué au Coësre en m’agenouillant, je ne remets pas en cause la qualité de vos tortures. Vous, les Chinois, aurez toujours des siècles d’avance en termes de cruauté et de raffinement. Le rapport annuel d’Amnesty International vous attribue chaque année la médaille d’or, catégorie sévices compris. En comparaison, Guantanamo ressemble à une colonie de vacances. Mais à vouloir trop esthétiser vos pratiques, vous en oubliez parfois une dimension essentielle : la psychologie de votre victime.

J’ai abaissé le falzar du vendeur, dévoilant des jambes maigrelettes et une bistouquette toute ratatinée entre des cuisses blafardes.

— Un homme restera toujours un homme, ai-je alors philosophé. Surtout réduit à ce que vous en avez fait. Et quand il ne lui reste plus que sa virilité pour le rattacher au monde des vivants…

Je lui ai empoigné le zob. Enfin, empoigné… Je lui ai pris le zob entre deux doigts, l’ai décalotté, et j’ai posé la lame du couteau à éplucher sur le champignon grisâtre qui lui servait de gland.

— Écoute-moi, mon ami, lui ai-je chuchoté. Tu es foutu, tu le sais. Tu ne sortiras jamais de cette cave vivant. Alors je te propose le marché suivant : dis-nous une bonne fois pour toutes ce que nous voulons savoir, et je te promets une mort rapide et libératrice. Ou obstine-toi à jouer les muettes, et je t’épluche le gnocchi, je te fais des lamelles de teub, des tagliatelles de chibre, et tout ce que tu as enduré jusqu’alors n’aura été qu’une partie de plaisir. Alors, fais ton choix camarade.

Pour appuyer ma menace, je lui ai juste arraché une petite épluchure de gland, ce qui l’a fait gueuler comme un putois.

— Je vais tout vous dire ! a-t-il hurlé. Pitié, je vais tout avouer, mais ne me coupez pas le kiki !

Je lui ai tapoté la joue et me suis relevé, avec une lueur de défi dans le regard que j’ai lancé au grand Coësre.

Bourrinitude occidentale 1 – Raffinement asiatique 0.

Chose promise, chose due : le type a balancé sa confession, je lui ai brisé les cervicales, et le grand Coësre a demandé à un de ses sujets de prendre sa place derrière son étal.

Avant de clamser, le cuistot nous a expliqué que quelqu’un viendrait lui acheter le pangolin entier, et qu’en aucun cas, il ne devait en vendre ne serait-ce qu’une simple lamelle à quiconque. Comme je lui objectai que c’était ce que j’avais fait, il avait précisé que le mystérieux acheteur lui réciterait un poème chinois, en guise de mot de passe.

Un pékinaud (c’est comme un péquenaud, mais chinois) s’est donc mis derrière les fourneaux, vendant des bols de soupe immonde à de rares clients, et refoulant sans ménagement ceux qui lui demandent un simple morceau de pangolin.

Et c’est ainsi que Tokū attaché dans le dos, je fais semblant de m’ébaubir devant les merdes que proposent les autres marchands, sans quitter notre bouiboui de l’œil.

— J’en ai marre, grommelle mon sac à dos parlant. J’en ai marre, j’en ai marre, j’en ai marre ! On va se faire suer encore longtemps, déguisés comme des guignols ? En plus, j’ai une couille qui me démange, ça me rend dingue. Tu veux pas me la gratter ?

Excédé, je soupire :

— Écoute, Tokū, je me doute que ce n’est pas marrant, mais il faut que tu te fasses une raison : jusqu’à la fin de cette histoire, tu resteras un homme-tronc. Alors prends ton mal en patience, et arrête avec tes jérémiades.

Il ne répond rien, mais je sens une brève vibration dans mon dos, accompagnée d’un souffle chaud, suivi d’une odeur nauséabonde. Qu’est-ce que c’est que… Oh sa mère, mais ça sent l’œuf pourri ! Ne me dites pas que…

— Tokū, tu viens de me lâcher une caisse sur le dos, là ? Sans déconner, mais t’es un gros dégueulasse, mec ! Et arrête de bouffer de la charogne, ça te dérègle la boyasse !

Cet enfoiré ricane, ravi de son méfait.

— Eh oui, Orcus, même l’homme-tronc pète ! Ou tu préfères que je te joue du clairon ?

Conscient que ce chapitre vient de me coûter à la fois trois nouveaux abonnés à ma page, et mes dernières chances d’être pris au sérieux dans le paysage littéraire français, je décide de faire progresser l’action d’un seul coup magistral.

— Gaffe, Tokū, client en approche !

Effectivement, un zombie de petite taille s’approche du stand. Pourquoi est-ce que j’y prête attention ? Parce qu’il n’a pas du tout le type asiatique. Il est définitivement Européen, assez menu, le cheveu noir, avec une tête de rat qui n’est pas sans me rappeler quelqu’un.

Je relève le foulard qui me masque le visage et m’approche discrètement. Le gars s’adresse à notre complice avec un accent hispanique. Il montre le pangolin embroché et déclare qu’il veut acheter la bête entière. Puis il ajoute :

Le grand fleuve vers l’est s’en va,
Que les vagues brassent jusqu’au fond,
À travers les âges le vent porte la gloire des hommes.
Ce vieux fort sur le côté ouest,
On dit que c’est là, la Falaise rouge du seigneur Zhou des Trois Royaumes.

Dans mon dos, je sens de drôles de soubresauts.

— Tokū, chuchoté-je, ça ne va pas ?

— Il récite du Su Dongpo, sanglote mon pote. Putain ce que c’est beau… La poésie chinoise, ça m’a toujours fait pleurer.

Derrière ses fourneaux, le faux cuistot me jette un regard à la dérobée.

Discrètement, j’acquiesce (« de la tête », comme ne manqueraient pas de préciser quelques-unes de mes connaissances). Le gars décroche le pangolin de sa broche, l’emballe et empoche la liasse de talbins que lui tend le zombie à tête de rat.

Nous tâchons alors de suivre notre cible, sans nous faire repérer. Nous quittons le marché, puis le quartier, pour emprunter une artère grouillante de monde. Nous jouons des coudes pour ne pas perdre de vue le p’tiot zombie qui…

Une sonnerie stridente me fait soudain sursauter. Je regarde autour de nous, mais de toute évidence, je suis le seul à l’avoir entendue.

— Tokū, c’était quoi, ça ?

— C’est un rappel sur le téléphone de l’auteur. Il avait annoncé qu’il n’écrirait notre histoire qu’une heure par jour, or ça fait bientôt trois plombes qu’il est sur ce passage.

— Et alors ?

— Alors ? Il se met en retard sur ses autres vrais projets, ses clients râlent parce qu’il ne leur rend pas ses corrections à l’heure, il n’a pas encore relu la V12 du prochain Monde de San-Antonio qui doit partir à l’imprimerie, et il doit encore préparer la bolognaise de ce soir.

— Ah mince ! Qu’est-ce qu’on peut faire du coup ?

— Terminer ce passage en trois phrases. Courtes, concises, efficaces.

— OK…

Je contemple l’entrepôt dans lequel le zombie à tête de rat est entré. L’endroit est gardé par une dizaine de golgoths armés jusqu’aux dents, et je ne vois qu’une seule façon d’y pénétrer sans nous faire repérer.

— Non, Orcus, ne m’oblige pas à faire ça, s’il te plaît…