30 millions d’amis, moins un

15 avril 2020

 

Le quartier de Hongshan se situe en périphérie de Wuhan, dans une zone pauvre, populaire et mal famée (et je compte sur vous pour ne pas aller vérifier sur Google Maps ou Wikipédia, vu que je vous bourre le mou depuis le départ).

À mesure que nous progressons, les habitations se font loqueteuses, délabrées et bordent des rues jonchées de détritus, que traversent des chats faméliques.

D’après les indications du vieux Chinois, le marché se tient sur un parking, entouré de barres d’immeubles où se cachent la misère et la violence. Nous y accédons par un tunnel qui sent la pisse et l’opium, et marquons un temps d’arrêt en débouchant sur l’esplanade qui surplombe l’endroit.

— Ah ouais, quand même…

Tokū a tout résumé. Je doute que ce marché figure un jour sur TripAdvisor, ou alors à la rubrique coupe-gorge pour touristes égarés.

La cour des Miracles, à côté, c’est Disneyland. Partout, ce ne sont qu’étals crasseux, braseros rouillés diffusant des lueurs chiches, denrées improbables exposées à même le bitume, animaux étiques couinant dans des cages de bambous.

Et les odeurs ! On en parle des odeurs, ou vous craignez pour les noix de cajou de l’apéro ? S’il n’y avait que les relents d’urine et de drogue déjà évoqués, on se croirait chez Guerlain. Mais cette fosse exhale des remugles de charnier, de sueurs macérées, de graisse cent fois brûlée, d’excréments et de sang.

Plus inquiétant encore, de ce pot-pourri qui rappelle le slip d’un résident d’EHPAD en plein été, se dégage une odeur familière, mais que je n’arrive pas encore à identifier, car mélangée aux autres puanteurs.

Enfin, mon tableau serait incomplet si je ne vous parlais pas de la faune locale. Tout ce que la région doit compter de loques humaines, de toxicos, d’épaves, de scrofuleux, de malades en phase terminale, de lépreux, de mendiants, de putes vérolées, d’éclopés, d’amputés, de sanieux, de diarrhéiques et d’électeurs de Trump se trouve réuni sur ce parking à ciel ouvert.

Des gamins aux pieds crasseux courent entre des jambes trop maigres, à la recherche de menus larcins. Ça deale ouvertement, ça se pique à l’héro sans se cacher, ça se prostitue et s’accouple en Cinecolor, ça s’empoigne et se massacre la gueule à coups de tessons de bouteille dans l’indifférence la plus totale.

Bref, l’impression de mater les photos de vacances de Bachar el-Assad.

— Et donc, on fait quoi ? demande Tokū.

J’observe ce tableau digne d’une peinture de Bosch (le peintre, pas l’Allemand). Pas le choix, il va falloir y plonger.

— On n’a pas trente-six solutions. On arpente les allées de ce pandémonium à la recherche du vendeur de pangolin, en espérant qu’il n’ait pas déjà refourgué sa came.

Nous descendons les escaliers en slalomant entre seringues et préservatifs usagés. L’occasion de me rendre compte que la réputation des Chinois en termes de taille de zobs est…

Non, je vous laisse compléter, en fonction de vos propres expériences.

Puis nous commençons à déambuler dans les travées sanieuses, et là, d’un coup, je comprends pourquoi, plus tôt dans la journée, nos looks de zombies n’avaient alerté personne : c’est parce que nous ne sommes pas les seuls morts-vivants en ville !

Oui, lectrice ou lecteur de mon cœur, accroche-toi à ton slip tout mignon, mais Tokū et moi déambulons parmi certains de nos collègues !

Alors entendons-nous, ces derniers ne nous accordent aucune attention, et nous négligent tels des mickeys négligemment collés sous le tableau de bord de ta Fiat Panda (Note pour le traducteur : « mickeys » = « crottes de nez », « Nase Popeln » en allemand. Ne me remerciez pas, c’est cadeau.)

Il n’empêche, ce constat ne laisse pas que de me trouer le cul, comme l’écrivait si joliment Marie de Rhah, putain, Chantal ! (Thierry, elle est pour toi, celle-là) : d’une part, comment se fait-il que des zombies errent en liberté, au vu et au su de la population locale ? Qui plus est dans un pays où, dans l’iconographie populaire et culturelle, il est interdit de représenter les squelettes et les crânes nus ?

D’autre part, ces zombies ne sont de toute évidence pas des golgoths, sinon ils ne seraient pas en train de faire leurs emplettes et auraient déjà massacré les autochtones, mais ce ne sont pas non plus des lieutenants, comme Tokū ou moi, en pleine mission. Non, c’est comme s’ils habitaient là ! Comme s’ils étaient intégrés à la population.

Et Wilson laisserait pisser un truc pareil ? Non parce qu’on ne vienne pas me dire que le Boss n’est pas au courant, je ne le croirais pas. Je sens bien que, fidèle à son habitude, cet enfant de Marie s’est une fois de plus bien gardé de nous donner toutes les informations utiles à notre quête, juste pour le plaisir de nous voir nous dépatouiller.

Enfoiré, va !

Nos pas nous dirigent vers le quartier du marché qui semble dévolu à la vente d’animaux. Nous scrutons chaque cage, soulevons le moindre tissu susceptible de cacher un enclos, mais peau de balle et balai de chiottes. Il y a bien des vendeurs de singes, d’oiseaux, de serpents, de rats, de civettes, de civettes de lièvres, de blaireaux, de tarentules, de paons, d’autruches, de renards, de crocodiles, de louveteaux, de salamandres ou de porcs-épics, mais de pangolin, point.

— Merde, grommelle Tokū, on l’a dans l’os.

Une étrange odeur me chatouille alors les narines. Je tourne la tête en direction de ce fumet de feu de bois, d’épices, et de senteurs plus carnées.

— Je crois que je l’ai trouvé…

ATTENTION : la scène qui suit est susceptible de choquer les plus jeunes lecteurs et les amoureux des animaux. Nous vous invitons à la passer le cas échéant. Et en même temps, ce serait tellement dommage, je me suis éclaté à l’écrire.

À quelques mètres de là se trouve l’étal d’un vendeur de bouffe. Sur différents réchauds, des marmites crasseuses sont en train de chauffer, et une grille protégeant une résistance incandescente attend qu’on vienne y coller une broche.

Assis sur un tabouret, le cuistot est en train de plumer une bestiole.

Enfin, quand je dis plumer, je devrais plutôt dire écailler. Eh oui, vous l’avez deviné, parce que vous n’êtes pas encore trop cons (sinon, vous ne suivriez pas ma page), mais la bébête que le type est en train de préparer, c’est bel et bien un pangolin.

Il agit comme le faisaient nos grands-mères, jadis, avec leurs volailles : après les avoir estourbies, elles les plumaient à gestes rapides et saccadés, laissant le duvet s’accumuler en petits tas à leurs pieds.

Ben là, c’est pareil, mais au lieu d’une poule, le Bocuse local est en train de dénuder un pangolin.

Nous l’observons, hypnotisés, arracher les écailles une à une avec la rapidité d’un joueur de bonneteau. Bientôt, le pangolin apparaît dans toute sa nudité, rose pâle, avec juste de petits picots poilus çà et là (je précise que la bête a été tuée avant la scène, n’allez pas encore me jeter des cailloux en me traitant de gros monstre insensible).

Quand il a fini sa séance d’effeuillage, Rô-Bu-Shon retourne le pangolin, lui soulève la queue d’une main, et rhaaaaan ! d’un geste sec, il lui enfonce l’autre dans le cul, jusqu’au coude.

Oh putain, le type vient de se faire une moufle en pangolin, qui lui remonte jusqu’à l’avant-bras ! Puis il le retire aussitôt dans un grand bruit spongieux, avec tout l’appareil digestif de la bestiole, le cœur et les abats dans la pogne. En cinq secondes chrono, évidage complet de l’animal.

Il attrape enfin une tige métallique, embroche le pangolin, le tartine d’une préparation visqueuse, et le met à rôtir sur sa grille verticale, façon kébab.

— Qu’est-ce qui te dit que c’est notre pangolin ? objecte Tokū.

De mon bras métallique, j’embrasse le marché autour de nous.

— Tu as vu un autre pangolin dans tout ce merdier, toi ? Non, pas la queue d’un seul. Alors on va parer à toute éventualité, et on va déjà récupérer celui-ci, avant d’envisager la suite des opérations.

— OK, répond-il en se faisant craquer les jointures. On attaque de front ou en latéral.

— Ni l’un ni l’autre. On le lui achète.

— Je te demande pardon ?

— Écoute, je sais que tu adores un bon petit fight de temps en temps, mais là, on n’a vraiment pas de temps à perdre, et je te rappelle qu’on doit la jouer discrète. Tu te souviens qu’il y a une organisation secrète, derrière tout ça ?

— Ben oui, le GODE.

— Voiiiiilà ! Et j’ai beau être un zombie, je tiens quand même à ma peau. Il s’agit donc d’être prudent, je n’ai pas envie qu’on ait le GODE au cul. Alors on va faire façon civilisée : on lui achète son pangolin, et on se casse.

Tokū renifle de frustration. Il se range pourtant à mes arguments, mais objecte :

— Et on fait comment pour le lui acheter, gros malin ? Tu crois qu’il prend la sans contact ?

Merde, c’est vrai ce qu’il dit, je n’ai pas pensé à prendre des yuans avant de partir.

— Eh ben tu vas me trouver du liquide.

— Quoi ? Et pourquoi moi, d’abord ?

— D’une, parce que c’est moi qui parle mandarin, et que je vais donc commencer à parlementer avec le vendeur pendant que tu cherches de la thune ; de deux, je connais le cliffhanger de fin de chapitre, et crois-moi, il vaut mieux que ce soit toi qui quittes la scène pendant quelque temps. Donc tu détrousses une petite vieille, tu braques une banque, je ne sais pas, mais tu te démerdes pour trouver de la fraîche et tu rappliques !

Vaincu, il s’éloigne en maugréant ses habituelles imprécations, où je devine qu’il me souhaite de prendre la place du pangolin sur la broche.

Je remarque, soit dit en passant, que chaque fois qu’il me voue aux gémonies, c’est systématiquement pour que je me fasse sodomiser d’une manière ou d’une autre. Aurait-il un souci d’orientation sexuelle ? Moi qui étais persuadé que de son vivant, il était hétéro, alors que si ça se trouve, il est bi, Tokū.

Je m’approche de l’étal graisseux, souris au grouillot, et lui souhaite bien le bonjour. Pour toute réponse, il me lâche un rot monstrueux en pleine face. Il éructe tellement fort que j’ai l’impression de voir ses lèvres trembler, comme dans un dessin de Gotlib.

— Radio Pékin vous souhaite bon appétit, plaisanté-je. Dites-moi, mon brave, que me conseillez-vous comme plats typiques ?

Il se racle la gorge, balance un glave épais comme une chique, et consent à me répondre :

— J’ai de la soupe de chauve-souris, des pattes de mygale confites, du gigot de hibou, du rôti de chameau sauce soja, des brochettes de porc-épic, de l’émeu laqué, de l’anguille macérée, et la chatte de ta sœur en saumure, chien d’étranger !

Indifférent à son insulte, je poursuis sur ma lancée affable (d’Ésope) :

— Dites donc, vous mangez de tous les animaux, c’est impressionnant.

— En Chine, nous avons un proverbe, face de lune : « Nous mangeons tout ce qui a quatre pattes sauf les tables, tout ce qui nage sauf les bateaux et tout ce qui vole sauf les avions. » Et bien sûr, le cul pourri de ton chien de père !

Je fais mine de m’absorber dans la contemplation de ses différentes marmites, puis pointe du doigt le pangolin à la broche, dont la peau commence seulement à grésiller.

— Et ça ?

— Aaaaah, ça, c’est du pangolin ! Très rare, très cher. Cinq cents yuans la portion !

Putain, il n’attache pas son chien avec des saucisses, l’artiste ! Je m’efforce néanmoins d’aborder la mine du type blasé pour qui la maille n’est pas un problème.

— Et ça se prépare comment, votre pangolin ?

Comme il doit sentir le touriste pigeon, il se radoucit, range ses insultes et m’explique :

— C’est une recette que j’ai inventée, noble étranger : je mets de fines tranches de pangolin dans un pain blanc allongé, que je fais ensuite chauffer entre deux plaques de cuisson.

Un sandwich au pangolin, quoi ! Il ne se foutrait pas un peu de ma gueule, des fois ?

— Comme c’est original ! m’extasié-je néanmoins. Et vous appelez ça comment ?

— Un paninigolin !

— Génial ! Je crois que c’est ma vanne préférée depuis le début. Eh bien vous savez quoi, je vais vous acheter votre pangolin entier.

Il roule des yeux dans ses orbites, ce qui n’est pas un mince exploit pour un bridé.

— Quoi ? Mais c’est beaucoup de viande !

— J’ai très faim.

— Ça représente beaucoup d’argent !

— Je suis blindé d’oseille.

— Je l’ai à peine mis à cuire, il n’est pas prêt !

— Je me ferai un tartare de pangolin.

Il semble à court d’arguments et me prouve, si besoin était, qu’il ne veut pas me céder sa viande vérolée.

En désespoir de cause, il s’exclame soudain, en tendant le doigt par-dessus mon épaule :

— Attention, derrière vous !

— Mouahahahah ! La vieille ficelle éculée ! Sérieusement, tu crois vraiment que…

Pas le temps de terminer ma phrase. Une poigne, que je n’hésiterai pas à qualifier audacieusement de puissante, m’agrippe la nuque et me broie les cervicales. Je ne peux me retourner, mon agresseur me penche en avant avec autant de facilité qu’une femme de footballeur, et me colle la tronche sur la plaque chauffante du vendeur.

Une odeur atroce de chair grillée envahit aussitôt l’espace, en même temps qu’un grésillement se fait entendre : celui de ma propre couenne en train de griller à côté de…
Attendez, c’est quoi ce truc rond qui rissole à quelques centimètres de mon œil ? On dirait des…

Oh putain, on est en train de me faire cuire avec des couilles de verrat !